dimanche 20 juin 2010

EXPOSITION: LES ARTS DU GANDHARA

PAKISTAN, TERRE DE RENCONTRE, I er – VI e siècle
LES ARTS DU GANDHARA

Exposition au Musée Guimet (du 21 avril au 16 août 2010)

Un art gréco-Bouddhique

Apothéose bouddhique (Musée Guimet)

Alors que l’art contemporain se fait le témoin de la rencontre du Bouddhisme et de l’Occident (1), une exposition nous rappelle que durant l’Antiquité l’Art occidental et le Dharma se sont déjà rencontrés. En effet, au musée Guimet est organisée en ce moment une exposition qui présente un art bouddhiste (par ses thèmes, son iconographie et sa visée libératrice) s’exprimant dans un vocabulaire plastique empruntant beaucoup à l’art grec (2). C’est dans le Gandhara que s’est produit cet étonnant métissage culturel et spirituel. Il s’agit d’une ancienne région située au nord du Pakistan et au sud de l’Afghanistan. Sa longue histoire et sa position géographique en ont fait un carrefour où de grandes civilisations se sont mutuellement fécondées. Cette région fut conquise par Darius le Grand au VI e siècle av. J.C. et intégrée dans l’empire Perse. Au IV e siècle av. J.C. c’est Alexandre le Grand qui s’en empara, cette dernière conquête marquant la fin de son expansion vers l’Est. Ce pays découvrit le Bouddhisme au III e siècle av. J.C. lorsque des missionnaires y furent envoyés par l’empereur indien Asoka. Au I er siècle ap. JC., le Gandhara est le centre de l’empire Kushana, dont la culture peut être qualifiée de gréco-irano-bouddhiste. L’exposition nous présente des sculptures issues de cet art, qui sont remarquables par leur portée esthétique, culturelle et spirituelle, mais aussi du fait même de leur présence en Europe : ces oeuvres se trouvent habituellement dans divers musées du Pakistan.

Le sujet principal de l’art du Gandhara est la représentation du Bouddha et de ses vies : de sa vie en tant que Siddharta Gautama, mais aussi des précédentes, les Jatakas étant une source importante de l’iconographie de l’art du Gandhara. Ceci peut sembler attendu d’un art bouddhiste, mais cela n’a pas toujours été le cas. En effet, cet art, en même temps que celui de Mathura, est le premier à rompre avec la tradition aniconique de l’art bouddhiste qui ne représentait le Bouddha que par son absence et/ou de façon symbolique. Dans les quelques lignes qui suivent, je voudrais revenir sur cette question de la représentation du Bouddha : qu’est-ce qui est représenté quand le Bouddha est représenté? Cette réflexion sera une tentative de mieux comprendre les oeuvres exposées et, de façon plus générale, le rôle des images dans la pratique bouddhiste.











La descente des 33 cieux (Musée Guimet)

L’aniconisme

Un exemple d’art bouddhiste aniconique est visible dans l’exposition : un bas-relief représentant « La descente des 33 cieux » (voir illustration plus haut). On y voit des personnages au pied d’un escalier s’incliner avec respect ; mais devant qui ou quoi? Le visiteur attentif découvrira en bas des marches menant au monde divin les empreintes de pieds du Bouddha, empreintes marquées du sceau du Dharmachakra. Ici le Bouddha n’est pas représenté, mais sa présence est signifiée symboliquement. En effet, ne montrer le Bouddha que par l’empreinte de ses pieds symbolise sa domination sur l’ensemble de l’univers; la roue, quant à elle, désigne l’universalité de l’enseignement du Dharma. Pourquoi ne pas représenter le Bouddha ? Pourquoi s’en tenir à des symboles? Parce que le Bouddha ne saurait être réduit à son apparence humaine. Même une apparence divine serait inappropriée, car appartenant toujours au samsara, le cycle infini des renaissances et de la perpétuation de la souffrance. Ce cycle, c’est précisément ce que le Bouddha a transcendé lors de son éveil. Comment une forme pourrait-elle témoigner de ce qui échappe à toutes les formes? Le Bouddha est devenu identique au Réel immuable qui contient tous les phénomènes sans jamais pouvoir être limité ou identifié à aucun d’entre eux. Il est semblable, en cela, à l’espace. Dans le Bouddhisme l’espace est conçu comme akasa, inobstrué (3). Le Bouddha sera donc représenté comme pur espace inobstrué, c’est-à-dire comme une absence dans l’image. Cette absence n’indique pas un manque, un rien, mais une transcendance : le Bouddha se situe au-delà du samsara. Il y a là un rapport d’analogie. L’absence de représentation du Bouddha dans l’image indique un au-delà de l’image : le nirvana où se tient le Bouddha et qui est au-delà du samsara. Notre regard est invité à ne pas se restreindre à ce que l’image offre dans sa visibilité, mais bien à voir au-delà du visible, tout comme le Bouddha par son être même nous indique une voie hors du samsara.


Pourquoi et comment représenter le Bouddha?

Pourtant l’oeuvre que je viens d’évoquer n’est pas représentative de ce que l’on trouvera dans cette exposition. On y trouve en effet, une surabondance de représentations du Bouddha : debout ou assis; pensif ou en train d’enseigner; entouré de ses disciples ou trônant au centre d’un paradis, etc. Ce sont ces sculptures qui témoignent le mieux de l’influence grecque.
Ce déploiement d’un art très figuratif peut sembler sérieusement contredire tout ce qui vient d’être affirmé plus haut. Qu’est-ce qui peut expliquer ce changement important qui s’est produit à la fois au Gandhara et au Mathura? Il semble que ce soit le développement du Bouddhisme Mahayana qui soit à l’origine des premières représentations du Bouddha. En effet, le Gandhara est une terre où le Mahayana s’est développé de façon très importante. Par exemple, Asanga et Vasubandhu, personnages très importants dans le développement du Mahayana, sont nés à Purusapura (la moderne Peshawar) alors que cette ville était la capitale du Gandhara (4).
Avec le Mahayana, la foi prend une grande place dans la pratique bouddhiste. On prie le Bouddha ou les Bouddhas (une des particularités du Mahayana est de concevoir que le Bouddha Sakyamuni n’est pas unique, mais est un maillon dans une procession de nombreux Bouddhas qui traverse les ères cosmiques). Pour cela, il est nécessaire d’avoir des images de ceux que l’on prie. Il faut pouvoir se rapprocher d’eux et ressentir leur présence d’une façon vivante et vibrante. Ces œuvres peintes et sculptées deviennent comme un pont entre la condition errante et souffrante des êtres pris dans le samsara et la dimension absolue de l’éveil. Voir ces images, prier devant elles, s’en servir comme d’un support de visualisation, etc. toutes ces pratiques deviennent de puissants moyens habiles pour atteindre l’éveil. En effet, selon le Bouddhisme, la conscience n’est pas définie dans l’absolu, mais toujours relativement à un objet, la conscience est toujours conscience de quelque chose. Aussi, poser son attention sur une image sacrée qui, en montrant le Bouddha représente l’éveil, est une façon de s’immerger dans l’éveil. La contemplation attentive d’une telle image devient, le temps de sa durée, une suspension hors de l’univers du samsara. Cette expérience, répétée, devenue discipline, permet à l’esprit de se découvrir plus vaste qu’il ne le croyait d’abord, le familiarisant ainsi avec sa propre essence éveillée (5).

Qu’est-ce qui, dans le Dharma, fonde le pouvoir de ces images? L’enseignement sur les trois corps du Bouddha. Les soutras du Mahayana affirment que le Bouddha demeure en essence dans le Dharmakaya (corps de vérité se confondant avec l’absolu et au-delà de toute forme), mais qu’il se manifeste sans cesse pour le bien des êtres par le biais du Rupakaya. Ce dernier terme désigne les corps formels qui sont une expression visible de l’éveil : par ces manifestations l’absolu se rend visible. Ces formes sont accessibles à différents types d’êtres selon leurs capacités spirituelles : le Sambogakaya ou corps de jouissance pour les Bodhisattvas et le Nirmanakaya ou corps d’émanation pour les êtres ordinaires. Dans le Mahayana, si l’éveil transcende totalement le samsara, il se manifeste aussi infiniment dans le samsara. C’est cette vue Mahayaniste d’une infinie manifestation de la bonté et de la sagesse des Bouddhas qui peut expliquer le déploiement de l’art sacré du Bouddhisme en général et du Gandhara dans le cas qui nous occupe.

Dans cette perspective, l’image du Bouddha peut être définie comme une forme humaine (Rupakaya) mais incarnant l’absolu (Dharmakaya) : un être à la fois humain et au-delà de l’humain, une « transcendance humanisée » (6).
Ceci peut expliquer pourquoi les artistes gandhariens et leurs commanditaires ont représenté le Bouddha en s’inspirant du modèle de l’art grec (alors que d’autres modèles étaient disponibles). Cet art a pour sujet principal l’humain rendu avec la souplesse, le mouvement et le souffle de la vie, mais avec des proportions parfaitement harmonieuses et une recherche de beauté idéale qui est plus qu’humaine. C’est ainsi qu’est représenté le Bouddha : une figure humaine, présente et vivante, tout en suggérant l’au-delà de l’humain comme du samsara en général.

C’est ce que l’on peut observer avec une des œuvres les plus remarquables de cette exposition : la stèle de Mohamed Nari décrite dans le catalogue de l’exposition comme une « apothéose bouddhique» (voir illustration plus bas). Au centre de ce qui est souvent décrit comme un paradis ou une terre pure trône le Bouddha avec un visage solaire, apollinien. Les proportions parfaites de son corps sont enveloppées d’un magnifique drapé. De lui émanent d’autres Bouddhas qui se manifestent dans le ciel, des personnages portent des parasols pour lui rendre hommage, certains sont dans des postures d’adoration de réflexion ou de contemplation, etc. Les corps et les expressions des personnages ont été traités par l’auteur anonyme de cette œuvre avec une grâce infinie, évoquant dans ces multiples figures le peuple composite du Gandhara de cette époque, mais aussi bien et sans contradiction, un paradis bouddhiste. Comme si le Bouddha, se rendant visible, transformait le monde autour de lui en univers devenu reflet de l’éveil.

Ainsi, les artistes du Gandhara en s’emparant de l’influence grecque (ainsi que d’autres influences plus locales) en ont fait le vecteur d’une spiritualité expressive qui n’existait pas dans son modèle d’origine, d’un art sacré qui peut nous toucher encore aujourd’hui.


L’Oddhyana

Enfin (puisque nous sommes ici dans un site consacré au Vajrayana et au Dzogchen), en lisant les cartels de l’exposition vous réaliserez que nombres des œuvres exposées ont pour origine la vallée de Swat au Pakistan. Or cette vallée a été identifiée par les chercheurs et les érudits comme étant l’Oddhyana. Une région réputée pour le grand intérêt porté par ses habitants à la magie et à la religion ; une région qui, dans la tradition tibétaine, est vue comme une des sources majeures des enseignements du Vajrayana et du Dzogchen. C’est là que régnèrent les différents rois d’Oddhyana tous connus sous le nom d’Indrabhuti et qui jouèrent un rôle capital dans la transmission de tantras du Mahayoga et de l’Anouyoga. C’est encore là qu’est né Garab Dorjé, le premier maître humain du Dzogchen. C’est enfin dans cette région décidément extraordinaire que Guru Rinpoché (Urgyen Rinpoché : le précieux d’Oddhyana littéralement) apparaît au miraculeusement au milieu du lac Dhanakosha, puis devient prince. Cet endroit est souvent considéré dans la tradition tantrique comme la terre des Dakinis c’est ainsi que Düdjom Rinpoché en parle, dans une vision qui transcende le temps, l’espace et la perception ordinaire : « Même le palais de Djarmaganji qui accueillait les Tantras de la voie du Véhicule des Mantras, ne peut plus être perçu : les gens qui le voient pensent juste que c’est une ville ordinaire. Mais même aujourd’hui il contient des Tantras de la voie des Mantras Secrets qui ne pas apparus en Inde : les Dakinis les ont mis en sécurité dans la sphère invisible, aussi ne sont-ils pas des objets ordinaires de perception. » (7)


Bibliographie :

- Pakistan, Terre de rencontre, I e – V e siècle, Les arts du Gandhara, RMN.
Le catalogue de l’exposition.
- Mario Bussagli, L’art du Gandhara, Le Livre de Poche, Collection La Pochothéque.
Un ouvrage très complet sur le sujet.

Et pour approfondir les notions du Dharma abordées dans ce texte :

- Philippe Cornu, Dictionnaire encyclopédique du Bouddhisme, Seuil.
- Stéphane Arguillière, Le vocabulaire du Bouddhisme, Ellipses.
- Lilian Silburn, Aux sources du Bouddhisme, Fayard.


Notes :

1. Cf. Comme en témoignent ces deux ouvrages : J.Baas, Smile of the Buddha, University of California Press et J.Baas/M.J.Jacob, Buddha Mind in Contemporary Art, University of California Press. Dans un prochain article, j’aurai l’occasion de les présenter de façon plus approfondie.
2. Ou plus précisément hellénistique, c’est-à-dire l’évolution de l’art grec postérieure à la période classique. Par ailleurs, il faut noter que cette notion d’art « gréco-bouddhique » a pour auteur Alfred Foucher. D’autres chercheurs insistent sur la façon dont des références à l’art local ainsi que l’influence romaine plus tardive ont aussi contribué à façonner cet art. Voir : Mario Bussagli, « La composante romaine et les tendances locales » in L’art du Gandhara, Le Livre de Poche, Collection La Pochothéque.
3. « (…)l’absence de matière reçoit le nom d’âkâsa, parce que les choses y brillent fortement» in Louis de La Vallée-Pousin, L’Abhidharmakosa de Vasubandhu, Tome I, p. 8.
4. Stefan Anacker, Seven Works of Vasubandhu, Motilal Banarsidass.
5. La nature de Bouddha existant de façon inhérente au coeur de tous les êtres est un autre
thème majeur du Mahayana.
6. Bussagi, op.cit. , p. 194.
7. Traduit de Düdjom Rinpoche, The Nyingma School ofTibetan Buddhism, Wisdom, p. 503.

Sudhana